Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
ECRIRE A L'ATELIER MOZAÎK
6 janvier 2010

Portrait moldave


Elle s’est assise en face de moi. Je l'interroge.

Nom  ?: Popopescu  mais aussi Cosnicesnu. ça est nom mon mari ! Mort !
Prénom ?: Galina
Adresse ? : 7 impasse de la Liberté ici ( signe vague de la main)
Profession ?: J'ai plusieurs. Vrai métier : accordeuse.
          Je demande : Mais accordeuse de quoi ?  Surtout pianos. Mais je fais aussi mariages.
Age ?:  Nativité  1958.
Lieu de naissance ?: Cesni Retrograd  MOLDAVIE et pas UKRAINE comme marqué sur PASSEPORT FAUX. Et elle me colle le document sous le nez, l'air ahuri d'une qui viendrait de voir tomber sa première dent de lait.
Signes particuliers : Porte un petit chapeau noir. Lèvres très bien dessinées. Oui je sais le chapeau n'est pas à mentionner ici. Elle peut le retirer parfois. Je sais cela.

Taille : Malheureusement dissimulée sous une ample jupe noire. Pardonnez ma distraction.
Je rectifie: Taille moyenne.
Poids : Mon grand père aurait dit " Vaut mieux l'avoir dans son lit qu'à sa table" Et il s'y connaissait en belles femmes.
Yeux : Bleus délavés derrière des lunettes cerclées d'or. Une seule expression l'étonnement avec une option "incompréhension totale" soit regard  complètement idiot. Mais je me méfie quand même.
Cheveux: Noirs, très noirs et frisottés dans le cou, ça dépasse du chapeau. Doit être frisée partout. Nouvelle distraction de ma part. Excusez-moi.
Nationalité  ? : C'est là que ça se complique. Elle a un passeport roumain. Mais elle est moldave. En fait, elle a la double nationalité. Mais comme elle est née en 1958, ils ont marqué sur son passeport récent qu'elle était née en Ukraine. l'Ukraine et la Roumanie vous situez ? Peut-être, mais la Moldavie ? A part le titre d'un album Tintin, vous êtes sans doute comme moi, un peu à court de références. Est- ce que ça existe ? Ne s'agit-il pas d'un de ces royaumes d'opérette de l'ancienne Europe Centrale ? Si vous savez que c'est une république indépendante nichée entre Roumanie et Ukraine non loin de la Mer Noire, vous avez une véritable avance sur moi à l'époque où se déroulent ces faits regrettables. Mais si je vous demande quelle est la capitale de Moldavie, je suis sûr que vous allez sécher.  Toujours est-il qu'elle voit bien l'étendue de mon ignorance et la difficulté que j'ai à bien saisir la situation. Son œil  rond s'attriste. Galina constate une fois de plus l'incompétence et le manque d'intérêt pour la question moldave. Pourtant il se passe des choses à la frontière, du côté de Cesni Retrograd, chez elle. Elle se penche au-dessus de la table. Elle  parle bas  dans son jargon moitié russe moitié italien farci de quelques mots de français. Elle raconte le trafic d'armes, de cocaïne, la prostitution , les salaires à 50 euros par mois, les passeurs pour les clandestins à cette frontière poreuse de la zone Shengen. Elle s'anime. Son front se plisse. "Je ne suis pas moi, née en Ukraine" répète-t-elle avec force. Cette naissance en territoire étranger qu'on lui a attribuée la blesse. Elle insiste " Je ne veux pas ce passeport" " Ce n'est pas moi" " Je ne me reconnais pas".

    Je regarde par la vitre. Dans la rue dehors la nuit est tombée. Il commence à neiger. Les passants se pressent sous leurs parapluies. Elle a retiré son manteau et s'est effondrée sur mon canapé.  J'ai branché la bouilloire pour un thé. Longtemps nous tournerons en rond, ensemble, elle et moi, nous embourbant dans le marécage administratif lié à cette naissance dans une zone frontalière incertaine. Déployant mes atlas, me connectant à Internet,  j'apprendrais ce soir là, tout en écoutant son long et douloureux récit, que  cette enclave de Transnistrie où elle est née est si peu sécurisée qu'une mission spéciale de l'Union européenne tente d'y remettre un peu d'ordre.  Région tampon aux portes de l'Europe, en but aux jeux d'influence politique et économique de la proche Russie,  lieu de tous les trafics, en effet, c'est  un espace opaque.  Aussi spongieux que les rives du Danube où s'est joué le destin de Galina. Sous la lampe, penchés, côte à côte,  nous essayons de déterminer où se situait Cesni Retrograd en 1958. Je dessine un mauvais croquis sur une page de cahier pour situer les informations recueillies.
    Galina pleure doucement. Elle voit bien que la solution à son problème n'est pas ici. Je me rends compte de ce que la question de l'identité nationale, dont on débat actuellement en France peut devenir une question d'identité tout court. Galina ne se reconnait pas, ne se veut pas native d'Ukraine. Etre sans papier c'est grave mais ne disposer pour tout justificatif de ses origines que d'un document comportant une erreur, c'est lourd à porter aussi. J'ai déjà rencontré des gens, persuadés d'être français, nés ici, de parents français et même parfois fonctionnaires de la République, être obligés, à l'occasion d'une simple démarche de justifier de leur nationalité. Ce qui ne peut se faire que par la production d'un certificat de nationalité. C'est comme si soudain, le collectif dont on se croyait si fort être un élément constitutif et indiscutable vous disait " Tu n'es pas des nôtres. Ou alors prouve le "

     "Galina je ne peux rien pour vous Il faut voir à Paris avec l'ambassade de Roumaine puisque votre passeport est roumain."
    Elle semble ne pas comprendre ce que je dis. Elle pleure maintenant sans retenue, secouée par des hoquets. Je lui tends un mouchoir en papier, avec sans doute, l'air gêné et maladroit de quelqu'un qui comprend mais reste démuni .
En le prenant elle me remercie d'un large et lumineux sourire.
Moi, je n’ai plus vraiment envie de sourire.

Publicité
Publicité
Commentaires
Z
Ca sent le vécu, cette détresse de la petite démunie et l'impossibilité triste de celui qui n'y peut rien...<br /> Injustice de la naissance !
Répondre
ECRIRE A L'ATELIER MOZAÎK
Publicité
Visiteurs
Depuis la création 2 051
Publicité